Les habitudes
Les habitudes
21/06/21
"L'habitude fait de nous une seconde nature", Cicéron
LES HABITUDES : NOTRE VIE QUOTIDIENNE
Un matin, face à la table du déjeuner, dressée la veille, tasse en main, prête à recevoir le café, vous êtes soudain figé et indécis, obligé de réfléchir l’enchainement machinal de cette routine. La perte de cet automatisme vous laisse alors aussi désemparé qu'effrayé.
La fluidité routinière des gestes habituels facilite la vie. Il suffit d'y réfléchir un tant soit peu pour s'en convaincre. Les habitudes sont aussi transparentes à la conscience que l’air l’est au regard. Lors d'une interview, la directrice branchée d’un hebdomadaire new-yorkais les mentionnait avec détachement et indifférence comme si elles étaient sans incidence dans le bon déroulement de son quotidien professionnel. Il faut donc reconnaître que le confort de l'existence passe aussi par des routines. Invisibles quand elles s'intègrent dans une vie harmonieuse, leur ressenti peut aussi devenir dans le cas contraire un obstacle à l'épanouissement lourd et pesant.
UNE FORME BIENFAISANTE D'INSTINCT CULTUREL
Produit de l'activité cérébrale, elles économisent l'énergie psychique. La pensée est une faculté gourmande en énergie. S’il fallait réfléchir ses moindres faits et gestes, le mental serait vite saturé par la quantité d'informations traitée à chaque instant. Les attitudes répétitives sont gérées par un système de récompense sous forme de sécrétion d’opioïdes cérébraux. Pour le neurobiologiste Gerhard Roth, les habitudes représentent 80% de nos conduites. Le comportementaliste David Neal précise, quant à lui, qu’elles « déterminent notre quotidien, nous faisant négliger toutes motivations rationnelles, nous téléguidant au moindre signal émis par un contexte, des automatismes, la pression du temps et le manque de maîtrise de soi ». Autant dire qu’elles nous pilotent à l’insu de la conscience que nous en avons, comme une espèce d’instinct culturellement acquis. (1)
MARQUEUR D'IDENTITÉ PERSONNELLE, ELLES FAVORISENT L'AUTONOMIE SOCIALE
Si la neurobiologie explique le principe mental des habitudes, leurs constitutions sociales relèvent des Sciences-Humaines. Chacun sait d'expérience définir une personne par ses manières ; déterminer avec quelques précisions son appartenance supposée à une catégorie sociale donnée. Pour comprendre comment les habitudes différencient les individus et les groupes sociaux les uns des autres, il faut donc regarder du côté de la société où elles apparaissent.
L’origine des conduites personnelles et collectives se fonde sur un habitus social : sorte de structure fondamentale, acquise par éducation et expérience. Cette matrice socio-culturelle, résultat d’un processus lent et durable d’intériorisation, façonne les schèmes de perception, d’appréhension et d'interprétation du monde ordinaire et commun. Source de socialisation d'où découle la capacité à l’autonomie individuelle.
Chacun, en effet, voit, comprend et agit selon la singularité de son expérience propre du milieu où il naît, grandit, agit et vit. D’où cette tendance à la constitution marquée de goûts, d’intérêts, de choix et d’attitudes à la fois personnels et sociaux. Ce phénomène de différenciations, la sociologie l’observe dans les pratiques et les comportements habituels des différentes catégories sociales auxquelles elles s’intéressent. Par exemple, dans la Distinction, Pierre Bourdieu montre comment les élites dominantes développent et valorisent des goûts artistiques et culturels distinctifs de ceux de la classe ouvrière et qui déterminent des types d'habitudes.
OBJET DE CONTESTATION DANS LES PÉRIODES DE CHANGEMENTS
L'homme est un être social, donc rien d’étonnant si ses habitudes reflètent les valeurs et les normes des systèmes où il évolue. De fait, elles sont susceptibles de contestations ou de critiques, comme le slogan « métro-boulot-dodo » l'illustre. Traduction déplorée d’une vie fade et sans relief. Formule, en somme, désabusée d’un désir en quête d’objets gratifiants.
Tout le monde ou presque aspire au bonheur. La personne, déçue ou frustrée, peut développer des modes d’aversions à l’égard de sa condition sociale, jugée impropre à la satisfaire.
Toute société est le milieu normal de l’épanouissement individuel. Le destin de chacun s’inscrit, en effet, dans un lieu et une époque. La réalisation de ses projets dépend ainsi de la capacité des institutions politiques, religieuses, familiales… à les intégrer. Plus elles sont solides et plus l’individu plie devant la force du respect qu’elles lui inspirent et inversement.
Une des caractéristiques de la modernité est de les avoir affaiblies dans un processus d'émancipation individualiste qualifié par certains d’hédoniste : comprenons, orienté vers et par le plaisir. La psychologisation des rapports sociaux en est l’un des indices visibles. Le bonheur n'est plus seulement un but, mais un droit et une revendication présentée comme légitime dans les démocraties occidentales.
Cette partie du monde est en constant besoin d’épanouissement et de bien-être individuels. On ne compte plus les d’offres et les demandes de services dans ce sens : développement personnel, quête de soi, spiritualité sur mesure, alimentation bio, média écrits et télévisuels dédiés, thérapies réparatrices de toute sorte, extériorisation des émotions, etc. Tout ce qui va à l'encontre de ce mouvement devient intolérable et s'expose à une disqualification sociale. Par conséquent, il n’est pas surprenant de voir les habitudes contraignantes, des nécessités socio-économiques pesantes, faire l'objet de contestations ou de rejets quand elles sont perçues comme un obstacle à une certaine idée du bonheur. Philippe Muret désigne l’homme contemporain du nom « d'homo festivus » lequel se caractériserait, selon lui, par « des demandes continuelles de protection pour ses moindres caprices [ce qui, toujours d'après lui] relèveraient… du principe de plaisir... et contraindrait la société, à faire loi le plaisir dans tous les domaines »
QUAND LE REGARD DU MONDE SUR SOI CONDUIT À POUSSER LA PORTE DU PSY
La dimension sociale des habitudes échappe aux individus qui tendent spontanément à les présenter comme l'expression de la personnalité. Idée presque jamais démentie par l'esprit commun qui renvoie à ses propres faiblesses celui qui a le malheur de s'en plaindre.
Rendre à César ce qui est à César, voudrait qu'on en reconnaisse la dimension sociale. Par exemple, la jeunesse et le culte d'un corps féminin fuselé ou masculin sculpté sont aujourd’hui des valeurs qui conditionnent l’image de soi. Au XIXᵉ siècle, une femme "en chaire" était désirable, actuellement, elle est grosse. La surveillance de son physique est ainsi devenue un enjeu tyrannique pour beaucoup. Faute de pouvoir changer la société à sa guise, la personne se voit alors contrainte de combattre ses « mauvaises » habitudes alimentaires supposées cause de son état de surpoids.
Mais comment résister au plaisir d’une douceur quand on y est conditionné par habitude. La personne se sent alors prise dans les rets de pulsion contraire. Culpabilisée, elle peine néanmoins à s'en libérer et en souffre. Quand la situation devient invivable, en sortir conduit inévitablement à pousser la porte du psy. Antonia Csillik, psychologue clinicienne, maître de conférences en psychologie clinique à l'université de Nanterre, connait bien ces situations de détresse : « tiraillée entre les avantages de nouveaux comportements –ne plus manger de sucreries - leurs inconvénients - « un fruit console moins que du chocolat » - cette période d'ambivalence est particulièrement pénible… Certains y restent coincés pendant des années. Changer d’habitude implique des efforts soutenus par un objectif de libération de son addiction, mais aussi ponctués de moment de découragement. Maintenir le cap suppose la substitution de la mauvaise habitude par un processus mettant la personne en lien avec ses valeurs profondes, son idéal de vie, ses désirs » explique-t-elle. Puis, elle ajoute qu’il faut lui en donner l'envie en « rattachant [ce nouveau] comportement à ce qui est vraiment important pour elle, qu'il s'agisse de la liberté, de la bonne santé, ou du contrôle de sa propre vie. ». (2)
Si, comme Paulo Coelho, vous pensiez que "la routine est mortelle", peut-être, entrevoyez-vous, maintenant, l'enfer que serait la vie sans habitudes, même si parfois, face aux pressions de la tyrannie sociale, elles deviennent insupportables, et imposent à ceux qui en souffrent de se faire aider pour en changer.
Index et biblio :
Bourdieu Pierre
Durkheim Emile
Giangiobbe Julie
(1, 2) Senk pascale: le bon côté des habitudes